17.

Le lendemain samedi, Poulain se rendit chez Richelieu. Comme les fois précédentes, il prit la précaution d’égarer tout suiveur éventuel. Rue du Bouloi, il fut reçu aussitôt par M. du Plessis qui s’inquiétait justement de ne plus avoir de ses nouvelles. Le lieutenant du prévôt lui raconta qu’il avait rapporté à la Ligue de quoi équiper trois cents hommes ; avec ce qu’il avait déjà acheté à Paris, la sainte union pourrait armer moins de quatre cents bourgeois. On était loin des trente mille que souhaitait La Chapelle et il était donc peu probable que les Seize se lancent prochainement dans une aventure guerrière.

— Tant mieux ! s’exclama Richelieu, rasséréné. J’aurais eu du mal à convaincre Sa Majesté d’intervenir. Le roi ne m’écoute plus guère. Joyeuse et Mme la reine mère l’ont convaincu que si le duc de Guise dispose d’autant de troupes, c’est uniquement parce qu’il prépare une expédition afin de délivrer sa cousine Marie, emprisonnée en Angleterre. Quant à ces bourgeois qui veulent jouer aux soldats, le roi ne veut pas s’en inquiéter !

— Il y a cependant les sept cents arquebuses, les casques, les corselets et les épées que François de La Rochette amène à Joinville. Avec ça, Guise peut équiper deux ou trois compagnies. Dans un affrontement, ces troupes pourraient faire la différence. Le convoi doit maintenant être arrivé à Saint-Maur pour être embarqué sur la Marne.

— Ne vous inquiétez pas, je vais faire arrêter leur barque et mettre au cachot tout ce beau monde. J’envoie ce soir une compagnie de gardes françaises pour Châlons. Ils y seront mardi ou mercredi et fouilleront tous les bateaux arrivant de Paris. Ainsi, personne ne pourra vous soupçonner. On croira plutôt à une indiscrétion lors de l’embarquement à Saint-Maur.

L’après-midi, Poulain passa deux heures à faire des assauts avec Olivier dans une salle d’armes. Le jeune Hauteville avait suivi ses conseils et s’entraînait deux fois par semaine avec Cubsac et un maître d’armes. Comme il était agile et très vigoureux, il commençait à savoir correctement croiser le fer. Poulain jugea qu’il saurait bientôt se défendre fort honorablement.

Cassandre et Caudebec arrivèrent à vêpres chez Olivier. Nicolas Poulain et son épouse étaient déjà là. Le nouveau concierge était un vieil homme, ancien sergent des gardes françaises qui savait bien manier la pique et le mousquet. Comme il venait de perdre son maître, on l’avait recommandé à Olivier.

La table avait été dressée dans l’ancienne chambre de la gouvernante, la pièce mitoyenne à la chambre d’Olivier dont les fenêtres donnaient sur un jardin, et non sur la rue. Sauf le lit, trop lourd à déplacer, on avait poussé tous les meubles pour faire place au souper. Une crédence supportait verres et flacons de vin. La table était un grand plateau rectangulaire posé sur des tréteaux et recouvert d’un beau tapis damassé.

Les convives étaient tous placés du même côté, le dos aux fenêtres, tandis que Cassandre et Olivier présidaient, chacun à une extrémité. Cassandre occupait la place d’honneur, près de la cheminée. À côté d’elle se trouvaient François Caudebec, puis Eustache de Cubsac et Jacques Le Bègue, ensuite Nicolas Poulain et son épouse Marguerite.

Dans la cuisine, aidée par le concierge, Thérèse préparait les plats que Perrine montait au fur et à mesure. Elle servait aussi le vin. Les hommes avaient gardé leur toque ou leur bonnet et leur manteau court. Cubsac, Caudebec et Poulain portaient leur épée, comme c’était l’usage.

Pour l’occasion, Cassandre s’était rendue le matin chez Scipion Sardini chercher la robe qu’elle portait pour la Sainte-Isabelle, mais ne s’était coiffée que d’un petit bonnet de satin sans aucun affiquet, plus approprié à son personnage de bourgeoise. Elle n’arborait aucun bijou, tout simplement parce que M. de Mornay lui avait déconseillé d’en emporter pour se rendre à Paris. Elle avait même laissé son médaillon fleurdelisé à Montauban. Quant à Mme Poulain, elle avait choisi ce qu’elle avait de plus beau dans son linge : une robe noire en drap doublée en bougran dont les manches et les poignets étaient garnis de velours. Ses cheveux étaient serrés sous un chaperon plat doublé de damas, sans broche ni épingle d’or.

Les hommes aussi avaient mis leur plus riche pourpoint, sauf Cubsac et Le Bègue qui s’étaient contentés de brosser leur seul habit. Bien sûr, cette élégance ostentatoire n’était que façade. Sous ces vêtements, tous gardaient chemise et caleçon qu’ils portaient depuis plusieurs semaines. Si Cassandre avait sous sa robe un corset qui avantageait sa poitrine et était parvenue à faire laver son linge de corps chez M. Sardini, Mme Poulain ne portait qu’une brassière qu’elle changeait tous les mois. On ne donnait la lessive de la maison que deux ou trois fois par an aux lavandières des bateaux lavoirs de la Seine. En revanche, toutes deux sentaient fort bon, étant allées aux étuves dans l’après-midi. Seuls les hommes puaient beaucoup et avaient encore des poux. Mais comment s’en débarrasser ?

Avant de passer à table, les deux femmes s’étaient peu parlé. Marguerite, fille d’épicier qui sortait peu, était impressionnée par la présence de la fille d’un procureur au présidial, bien que l’état de son mari soit presque équivalent à celui d’un procureur et que son père soit d’un métier appartenant aux six corps. Elle souhaitait tant que son époux devienne un officier du parlement qu’elle était persuadée qu’un procureur au présidial était d’une autre classe sociale que la sienne. Quant à Cassandre, elle avait trop peur de se faire prendre en flagrant délit de mensonge pour parler beaucoup. Les hommes avaient donc fait les frais de la conversation, sauf Le Bègue bien entendu, qui n’était qu’un serviteur.

Ce même samedi, Maurevert était retourné chez Salvancy chercher ses casques, ses cuirasses, ses pertuisanes et ses épées. Il s’était fait accompagner par deux des truands qu’il avait engagés.

Ils chargèrent sur une mule leur équipement discrètement enroulé dans des linges avant de revenir à l’auberge où ils se vêtirent en archers de la ville. Tous, sauf Maurevert, portaient un morion. Deux étaient en cuirasse avec une épée, deux avaient aussi une pertuisane et un couteau, et les derniers seulement une épée. De nuit, ils pouvaient facilement passer pour une troupe du guet bourgeois. Cela d’autant plus facilement que Salvancy leur avait donné le mot pour la semaine : Lorraine et Bourbon, et qu’ils connaissaient le nom du capitaine si on les interrogeait.

Maurevert avait expliqué son plan aux truands : ils se rendraient dans une maison où vivaient un jeune homme, son commis, un garde et deux femmes. Ils devraient tous les occire. Lui s’occuperait du garde qui savait certainement manier l’épée, mais sans doute moins bien que lui, malgré son bras unique. Eux s’occuperaient du reste de la maisonnée. Ils pourraient forcer les femmes s’ils le désiraient et ensuite prendre leur picorée dans la maison. Personne n’utiliserait de pistolet dont le bruit risquait d’alerter les voisins.

La bande se présenta chez Olivier bien après complies, sans avoir rencontré le guet sinon en passant le Petit pont où Maurevert avait donné le mot au sergent de garde.

Lorsqu’ils frappèrent à la porte, le nouveau concierge demanda sans tarder qui se présentait. Maurevert avait une lanterne et comme l’autre regardait par une meurtrière, il éclaira sa troupe en expliquant qu’il était officier du guet et qu’il venait voir M. Hauteville ; des larrons ayant été aperçus dans la rue, le guet voulait être certain qu’ils n’étaient pas entrés. L’ancien soldat lui demanda avec méfiance qui était leur capitaine et Maurevert le lui dit.

Armé tout de même d’un coutelas, le concierge leva la herse et ouvrit la porte. À peine celle-ci entrebâillée, le seigneur de Louviers lui enfonça son épée dans le ventre et se rua à l’intérieur avec ses hommes.

La troupe se précipita dans la cuisine où se trouvaient la cuisinière et la servante. Sans avoir le temps de crier, elles furent maîtrisées par deux des assaillants. Laissant leurs complices s’occuper d’elles, Maurevert et les quatre autres s’élancèrent à grand fracas dans l’escalier de la tourelle.

L’ascension ne prit que quelques secondes mais, dès les premiers bruits de cavalcade, Nicolas Poulain avait compris que ce fracas n’avait rien à voir avec Perrine ! Il s’était dressé, imité par Caudebec et Cubsac, et tous trois avaient dégainé leur épée.

Devinant aussi qu’ils étaient assaillis, Jacques Le Bègue fit lever Mme Poulain pour la cacher dans la ruelle du lit à rideaux. Seuls Olivier et Cassandre étaient restés assis, n’ayant pas réagi aussi vite que les autres.

À l’étage, la première porte donnait dans la chambre d’Olivier, trois marches plus haut, c’était celle de la salle où mangeaient les convives. La troupe bottée s’arrêta à la première porte qu’un des faux archers du guet ouvrit. Épée en main, il se rua à l’intérieur suivi par celui qui avait la lanterne tandis que ses comparses et Maurevert s’arrêtaient à la porte suivante.

Dans la salle du souper, les deux truands venant de la chambre entrèrent en furie, épée haute, en hurlant : « Tue ! Pille ! »

Presque simultanément un pendard entra par la porte de l’escalier, pertuisane en avant, tandis que son compagnon brandissait sa rapière. Le tueur des rois, qui était prudemment resté derrière eux, fut alors stupéfait de découvrir tant de monde là où il pensait ne trouver qu’Hauteville et ses domestiques. Aussitôt, il cria, dans la cage d’escalier :

— Vous autres, en bas, à la rescousse !

Sur le coup, un soupçon d’inquiétude l’avait saisi, mais il s’était vite ressaisi : ils étaient sept et il n’y avait devant eux que trois hommes avec des épées. Ils n’en feraient qu’une bouchée.

Poulain écarta de sa lame les deux marauds qui avaient pénétré par la chambre tandis que Caudebec et Cubsac s’étaient portés devant ceux qui arrivaient de l’escalier. Celui qui avait une pertuisane se précipita sur Caudebec pour l’embrocher avec sa lance de six pieds. Le capitaine de M. de Mornay tenta de reculer, mais fut arrêté par la table. Il se vit transpercé.

Tout se passa alors à la vitesse de l’éclair. Cassandre avait encore à la main le couteau de Caudebec qui lui servait à découper sa viande. C’était une belle lame à manche de bronze. Elle le lança sur l’homme à la pertuisane qui portait pourtant une cuirasse. Le couteau atteignit le truand à la base du cou. Son complice, à un pas derrière lui, hésita une seconde en voyant son compagnon s’écrouler à ses pieds. Cubsac eut alors le temps de se précipiter vers lui pour engager le combat.

Sauvé, Caudebec put se porter au secours de Nicolas Poulain qui reculait vers la table, découvrant avec inquiétude que les deux marauds entrés par la chambre étaient en fait de redoutables bretteurs.

Malgré la semi-obscurité – seuls le feu dans la cheminée et deux chandeliers éclairaient les lieux – Maurevert avait embrassé cette scène et avait choisi d’attendre prudemment les deux derniers hommes en renfort. Or, comme Cubsac poussait son adversaire contre un mur, Cassandre se leva et, se glissant presque jusqu’à sa victime, elle saisit l’épée qui était tombée à trois pas du mort.

L’ayant en main, elle se précipita sur Maurevert qui ne s’attendait pas à être attaqué par une femme. Le tueur fut pourtant contraint d’engager le combat et, dès les premiers échanges, Cassandre se rendit compte que son adversaire avait un bras raide.

Les ferrailleurs n’avaient guère de place et personne ne voulait, ou ne pouvait, rompre. Les lames cliquetaient dans un silence de mort, chacun ne cherchait qu’à toucher mortellement l’autre. Le Bègue et Marguerite s’étaient réfugiés derrière le lit, dans la ruelle contre le mur, pour laisser tout l’espace aux bretteurs. Olivier avait saisi une dague sur la table pour aider Nicolas Poulain, mais son allonge n’était pas telle qu’il puisse jouer un rôle décisif dans le combat. Cependant, il gênait suffisamment le spadassin qui ne pouvait guère se déplacer de crainte de laisser son dos à découvert.

C’est alors qu’arriva l’un des deux hommes venant des cuisines. Son compagnon était resté avec la servante et la cuisinière. Cassandre, la plus proche de l’escalier, se vit contrainte de se défendre aussi contre lui. Par chance pour elle, si l’homme au bras raide était un diabolique escrimeur, le nouveau truand maniait l’épée comme un bâton. Au même moment, Cubsac toucha au bras son adversaire qui lâcha son arme. Sans état d’âme, le Gascon lui traversa la poitrine et se retourna pour aider Cassandre.

En entendant la lame de son spadassin tomber sur le carrelage de terre cuite, puis en voyant son adversaire le transpercer, le tueur des rois comprit que l’affaire était perdue. Maurevert para une dernière fois la lame de la jeune femme, rompit, et laissa son compagnon poursuivre le combat en s’éclipsant dans l’escalier par la porte ouverte.

La bataille se poursuivit sans lui. Cassandre poussa son adversaire sans lui laisser la possibilité de riposter. Voyant qu’elle se débrouillait seule, Cubsac l’abandonna pour venir en aide à Caudebec qui, comme Poulain, était tombé sur un véritable bravo. Mais seul contre deux adversaires, le spadassin rompit plusieurs fois avant d’être touché au bras et à la cuisse. Il demanda merci en levant la main gauche mais Caudebec, sans mansuétude, lui enfonça sa lame dans la gorge.

Cassandre de son côté avait déjà fait plusieurs estafilades à son adversaire dont le regard terrorisé ne cachait rien de ce qu’il éprouvait. Le combat ne fut qu’une suite de passes d’armes à son avantage, elle toucha le truand à la joue, au bras, au cou, enfin à la cuisse jusqu’à ce qu’il tombe à genoux en sanglotant : « Merci ! »

Entre-temps, Cubsac avait percé par derrière l’adversaire de Nicolas Poulain. Les agresseurs étant décimés, le cliquetis des lames cessa soudain. Chacun, épuisé et haletant, jeta un regard autour de lui. Il y avait du sang partout, le long des murs, en larges éclaboussures, sur le carrelage en épaisses flaques gluantes.

À cet instant, on entendit un long hurlement monter des cuisines. Au cri, Olivier et Poulain se précipitèrent dans l’escalier tandis que Caudebec passait dans la chambre d’à côté vérifier qu’elle était vide. M. de Cubsac, lui, s’approcha du survivant blessé que Cassandre tenait en respect.

— Laissez-moi m’occuper de lui, madame, ce n’est pas un travail pour vous, fit le Gascon d’un air féroce, son épée ensanglantée à la main et décidé à la passer au travers du corps de la canaille.

— Non, il est à moi, dit Cassandre en le repoussant de la main. Je lui ai accordé grâce et je ne reviens pas sur ma parole.

— Parole donnée à un gueux ne vaut rien ! grommela Cubsac.

— Cela vaut peut-être pour vous, monsieur de Cubsac, mais je n’ai qu’une parole, quelle que soit la personne à qui je la donne.

Le Gascon hésita à passer outre et à percer le maraud avec la pointe de son épée avant de déclarer, pour se donner une contenance, que c’était à M. Hauteville de décider. Il s’éloigna donc pour examiner les autres corps et trancher la gorge des blessés.

En bas, Olivier découvrit la porte ouverte, son concierge sur le ventre, étendu sur le seuil, ensanglanté. Poulain se pencha vers lui, le retourna et mit sa main devant sa bouche sans sentir de souffle. À la lueur du feu dans la cuisine, le lieutenant du prévôt vit la plaie en bas de l’abdomen et comprit que le pauvre homme avait dû mourir sur le coup. Avec Olivier, ils saisirent le corps et le portèrent dans la cuisine pour le déposer sur la grande table. Dépoitraillée, Perrine sanglotait en les regardant faire. L’air farouche, Thérèse se tenait debout, armée du tournebroche de la cheminée. Par terre un homme baignait dans son sang, une plaie béante au dos.

— Il a voulu forcer Perrine, monsieur, ma petite nièce ! cria Thérèse pour se justifier. J’ai dû l’embrocher !

Malgré le drame qui venait de se dérouler, Poulain éclata d’un rire de soulagement.

— Par ma foi, avec votre lardoire, vous êtes meilleure escrimeuse que nous, madame !

Pendant qu’Olivier allait fermer la porte et baisser la herse, le lieutenant du prévôt vérifia que l’homme embroché était bien mort. C’est lui qui avait hurlé, expliqua la cuisinière quand elle lui avait entré la lardoire dans le dos alors qu’il muguetait Perrine en la menaçant d’un couteau.

En le fouillant, le lieutenant du prévôt réalisa que sa cuirasse ne lui était pas inconnue. Il regarda alors attentivement le morion et l’épée du mort. Poulain savait reconnaître une arme sans coup férir. La cuirasse était identique à celles que vendait le maître brigandinier François Chevreau. L’épée ressemblait étrangement à celles de maître Thomas des Champs. Quant au morion, il n’avait aucun doute tant sa qualité était médiocre ; il venait de l’échoppe de Gilles de Villiers, à l’enseigne du Lion d’or.

Il termina de fouiller le truand et découvrit cinq pièces d’or qu’il empocha. Caudebec pénétra dans la cuisine au moment où il se relevait.

— Il n’y a personne d’autre dans la maison, messieurs, dit-il. J’ai fouillé les étages et les bouges du grenier.

Préoccupé, Poulain hocha la tête, sans rien dire. Laissant à Caudebec le soin de réconforter Perrine qui se réaccoutrait, il remonta dans la chambre.

Mme Poulain était en train de panser sommairement le blessé de Cassandre que Cubsac avait finalement garrotté. Le lieutenant du prévôt alla directement examiner chacun des morts. L’un d’eux avait la même cuirasse que celui que Thérèse avait tué. C’était une surprenante coïncidence. Plus étonnant encore, ils avaient tous le même morion et la même épée, et dans leur poche, Nicolas Poulain trouva cinq écus d’or.

Il n’eut dès lors plus de doute. Ces armes venaient du lot qu’il avait porté à l’hôtel de Guise et ce guet-apens était organisé par les Seize.

Mais était-ce à Olivier ou à lui qu’ils en voulaient ?

Il s’approcha du blessé en demandant à son épouse de s’éloigner.

— Je suis prévôt, tu sais ce qui t’attend ? fit-il au maraud en s’accroupissant près de lui.

L’homme, les yeux clos, souffrait tellement qu’il ne répondit pas.

— Je vais envoyer chercher le chevalier du guet. Il t’emmènera au Grand-Châtelet. Demain, tu seras interrogé par le procureur et après-demain pendu, si tu as de la chance. Je veillerai à ce que tu subisses la question extraordinaire et qu’on te coupe les mains avant la pendaison.

L’homme était livide, peut-être exsangue de ses blessures, plus sûrement à cause de ce qui l’attendait.

— Si tu parles maintenant, si tu me racontes tout, je veux bien te jeter à la rue avant l’arrivée du guet. Tu te débrouilleras pour te faire pendre ailleurs, poursuivit Poulain.

Le scélérat ouvrit soudainement les yeux et Cubsac, qui s’était approché pour écouter l’interrogatoire, éclata.

— Il n’est pas question de le libérer ! Je vais m’occuper de le faire parler, moi !

— Je suis prévôt, lui répliqua sèchement Poulain, laissez-moi faire. Si vous voulez vous rendre utile, monsieur de Cubsac, allez donc au Châtelet prévenir le chevalier du guet.

— L’Hôtel de Ville est plus proche, répliqua le Gascon avec un air insolent, j’y trouverai le guet bourgeois bien plus vite.

— Je ne veux pas du guet bourgeois ! gronda Poulain en haussant le ton.

Ces truands portaient l’équipement qu’il avait acheté pour les Seize. C’étaient donc eux qui les avaient envoyés. Or le guet bourgeois était acquis à la Ligue. Le faire venir était courir le risque qu’ils terminent le travail de ces marauds ! Certes, le Châtelet était aussi en grande partie inféodé à la sainte union, mais il restait encore des officiers et des sergents fidèles au roi. Il y avait donc plus de chance de trouver là-bas des gens qui prendraient cette affaire à cœur, car rien ne prouvait qu’elle était terminée. Le chef s’était enfui, peut-être pour chercher des renforts.

Cubsac avait pris une posture féroce, il était prêt à en découdre contre ce roturier qui voulait lui donner des ordres. Ce n’était pourtant pas le moment de se chercher querelle, se dit Poulain en se relevant.

— Monsieur de Cubsac, excusez-moi si j’ai été impoli envers vous. Je suis moi aussi un peu tendu. Ces gens ont été armés par le guet bourgeois, souffla-t-il à voix basse en le prenant par l’épaule. Nos agresseurs ont des complices à l’Hôtel de Ville, voilà pourquoi je ne souhaite pas les faire venir.

— Cap de Dioux ! Vous croyez ?

— J’en suis certain ! D’ailleurs n’allez pas seul au Grand-Châtelet, prenez Caudebec, et armez-vous bien. Olivier doit bien avoir un pistolet à vous prêter.

Olivier arrivait justement, ayant verrouillé la herse et écouté le récit de la cuisinière. Poulain abandonna Cubsac et l’interrogatoire du prisonnier pour lui demander quel type d’armes il possédait.

— J’ai un pistolet à mèche et une arquebuse dans la chambre de mon père… dans la mienne, je veux dire. Mon père les avait achetés après la Saint-Barthélemy. Je vais te les montrer.

Ils passèrent à côté.

— Tu vas prêter ton pistolet à M. de Cubsac que j’envoie au Châtelet avec M. Caudebec pour ramener le guet. Après leur départ, il faudra aussi qu’on parle.

Olivier opina sans comprendre ni poser de question. Il était encore sous le choc du massacre. Il ouvrit un coffre et en sortit le pistolet, qui était en vérité une petite arquebuse à main, ainsi qu’une boîte contenant des balles, de la poudre et des mèches lentes.

Ils revinrent dans l’autre chambre et Olivier donna le tout à Cubsac qui demandait à Caudebec de l’accompagner.

Tout cela étant fait, Nicolas Poulain put enfin s’occuper de son épouse qui était retournée près du lit après avoir pansé le truand blessé. Il lui expliqua qu’ils devaient rester encore un moment, mais qu’il lui conseillait de se reposer dans la chambre d’Olivier. Elle accepta.

Cubsac et Caudebec, après avoir chargé l’arquebuse, descendirent les cadavres dans la cuisine pour qu’il soit possible de nettoyer la salle des éclaboussures et des flaques de sang. Le Bègue vint les aider, puis manipula la herse pour que les deux hommes puissent sortir de la maison. Après quoi, il referma soigneusement la porte et la grille qu’il verrouilla.

Pendant ce temps, Olivier s’était rapproché de Cassandre pour la remercier de la part qu’elle avait prise dans cette bataille et s’ébaudir de ses talents d’escrimeuse. Nicolas Poulain, les entendant parler, s’approcha d’eux.

— Olivier, dit-il, j’ai demandé à mon épouse d’aller se reposer dans ta chambre. Le spectacle de cette pièce couverte de sang est insupportable pour des dames. Tu pourrais aussi le proposer à ta servante et à Mlle Baulieu.

— Je vous remercie mais j’ai vu pire, monsieur Poulain, répondit Cassandre. Toutefois, j’accompagnerai volontiers votre dame pour ne pas la laisser seule.

— Vous êtes fort habile dans la scienza cavalleresca[52], pour la fille d’un drapier, remarqua le lieutenant du prévôt, d’un ton mi-ironique mi-soupçonneux.

Il avait déjà vu des femmes tirer l’épée en salle d’armes, mais ce n’était qu’un exercice d’adresse pour elles. Aucune ne se battait avec la hargne de cette jeune fille… et aucune pour tuer.

Elle parut ignorer le sarcasme.

— J’ai toujours aimé l’escrime, monsieur, dit-elle avec un sourire innocent. C’est mon cousin qui m’a entraînée.

Poulain la fixa longuement, hésitant entre une raillerie et une question. Finalement, il garda le silence. Elle le salua d’un hochement de tête et rejoignit Marguerite tandis qu’il s’approchait du blessé.

— Quel est ton nom ? demanda le lieutenant du prévôt au truand.

— François…

— Je reprends la proposition que je t’ai faite. Il y avait cinq écus sol dans les poches de tes amis, je suppose que tu en as autant dans la tienne. Tu me racontes tout, tout de suite, et je te flanque dehors avant que le guet n’arrive. Je te laisserai même tes écus.

— Pourquoi feriez-vous ça ?

Poulain ne voulait pas lui dire qu’il serait tué bien avant qu’il ne soit interrogé, car il y avait trop de complices de la Ligue au Châtelet pour qu’on le laisse parler. Aussi, lui donna-t-il une autre raison, tout aussi valable :

— Ce sera trop long d’attendre ton interrogatoire par le procureur, je veux retrouver rapidement celui qui vous a menés ici et qui s’est enfui.

— Je devine… que je n’ai pas le choix, fit le truand dans un gémissement de douleur. Je ne peux que vous faire confiance… Celui qui a fui était notre chef. Il loge à l’auberge de la Tête Noire, rue de la Bûcherie, à côté du jeu de Paume. Il m’a recruté avec les autres, il y a trois jours pour prendre une maison et meurtrir tous ses habitants. On l’a rejoint à son auberge cet après-midi. Il nous a donné cinq écus et on avait droit aux femmes et la picorée. C’est lui qui nous a donné les morions et les épées.

— Où les avez-vous eus ?

— Je ne sais pas. Ce sont les autres qui sont allés les chercher. Mais vous les avez tués…

— Qui est cet homme ? Votre chef…

— J’ignore son nom, monsieur, mais il boite et il est manchot. Il a une main en bois. Il a aussi beaucoup d’argent… Ah, j’oubliais, quand on a passé le Petit Pont, il connaissait le mot du guet de la ville : Lorraine et Bourbon.

— Il connaissait le mot du guet bourgeois ? s’enquit Olivier, stupéfait.

— Oui, monsieur.

Les soupçons de Poulain étaient bien confirmés, aussi n’ajouta-t-il rien. Il fit lever le prisonnier, lui coupa ses liens et, avec Olivier, le raccompagna difficilement à la porte où il le jeta dehors. Puis, ayant tout refermé il proposa au jeune Hauteville de rester un moment avec lui dans la cuisine pour parler tranquillement. La pièce était vide puisque Jacques Le Bègue et la cuisinière étaient à l’étage et nettoyaient la chambre ensanglantée.

— Crois-tu que ce soient ceux qui ont tué mon père qui ont envoyé ces truands ? commença aussitôt Olivier.

— Oui, répondit Poulain, qui ne voulait pas lui parler de l’autre hypothèse : que ce soit à lui que la Ligue s’en soit prise.

— Ces gens-là auraient donc des complicités dans le corps de ville ?

— Je te l’ai dit, Olivier. Ceux qui sont venus trouver ton père pour lui demander de participer à une ligue afin de sauver la religion, ce sont ceux qui l’ont tué, et ce sont encore eux qui ont voulu te meurtrir ce soir.

— C’étaient pourtant ses amis ! murmura Olivier. Tu as peut-être raison, mais j’ai du mal à admettre tant de noirceur. Comment peux-tu en être si sûr ?

— J’ai reconnu les armes qu’avaient les truands, elles viennent de la sainte union. Ils les achètent en secret pour renverser le roi et placer sur le trône le cardinal de Bourbon, dit Poulain en soupirant.

Olivier s’assit sur un banc, il avait les jambes flageolantes. Il ferma les yeux un instant, songeant à ce qu’impliquait l’affirmation de son ami, à M. de La Chapelle qui était venu demander à son père de rejoindre la sainte union, au curé Boucher qui avait voulu le faire condamner, à Antoine Séguier et à Claude Marteau. Nicolas avait certainement raison.

Les amis de son père n’étaient que d’infâmes criminels. Et il avait souhaité les rejoindre !

— Qu’avons-nous fait mon père et moi pour mériter cette haine ? murmura-t-il.

Pendant ce temps, Cassandre était avec Mme Poulain et Perrine qui restait prostrée sur un tabouret. Perrine était la fille d’une sœur cadette de Thérèse, la cuisinière. Quand M. Hauteville avait eu besoin de remplacer la servante de la maison qui était morte d’une fièvre quarte, il avait tout naturellement engagé la jeune fille qui venait d’avoir seize ans. Elle avait été heureuse dans cette maison jusqu’à ce qu’on assassine son maître et sa maîtresse. Maintenant, on venait de la violenter et elle se demandait avec terreur ce qui allait encore lui arriver.

Sa tante, en revanche, parut d’humeur gaillarde quand elle entra dans la pièce. Il faut dire que l’énorme femme avait connu la Saint-Barthélemy et que plus rien ne l’effrayait. Avoir embroché celui qui s’était attaqué à sa nièce paraissait même lui avoir donné un supplément de vigueur. Elle alluma le feu dans la chambre, consola à nouveau Perrine en lui répétant que ce qu’elle avait subi n’était pas si grave, puis partit rejoindre Le Bègue pour remettre de l’ordre.

Finalement, Mme Poulain s’endormit et Cassandre resta à méditer devant le feu.

Qui étaient ces gens qui les avaient attaqués ? Olivier lui avait raconté le meurtre de sa famille. C’était sans doute les mêmes qui étaient revenus s’occuper du fils parce qu’il s’intéressait aux tailles. Donc Salvancy était derrière tout ça. Il y avait urgence à le faire savoir à Olivier, mais comment agir sans se découvrir ?

Plongée dans ses pensées, Mlle de Mornay prenait aussi conscience que, malgré la haine des huguenots qu’affichait le jeune homme, elle ne voulait pas le perdre.

Qu’allait-il se passer maintenant ? Le guet viendrait, puis repartirait en emportant les cadavres. Le lieutenant du prévôt rentrerait chez lui, et elle à son auberge. Olivier resterait seul. Avec Cubsac, certes, mais si une autre troupe d’assassins revenait ? Le chef de ces truands était libre, vivant. Peut-être en ce moment même rassemblait-il une nouvelle bande… Elle devait le protéger, et ne pouvait donc plus partir. Elle devait rester ici avec Caudebec pour faire échec à une nouvelle agression.

Abandonnant Mme Poulain, elle sortit de la chambre.

Justement, Olivier et Nicolas avaient rejoint Le Bègue et la cuisinière qui rangeaient la salle. Nicolas Poulain rassemblait les armes qu’il comptait bien revendre à la Ligue. Il avait aussi mis en tas les écus trouvés sur les cadavres qui seraient partagés entre eux. Avec cette picorée, il pourrait offrir à sa femme un petit bijou, songea-t-il, réjoui.

— Où est mon blessé ? demanda Cassandre en balayant les lieux du regard.

Perrine sortit de la chambre derrière elle. La jeune fille, rassurée par sa tante, paraissait avoir retrouvé un peu de courage et se mit à débarrasser les reliefs du repas.

— Je l’ai libéré, expliqua Poulain. En échange, il m’a dit ce qu’il savait.

— Que savait-il ?

— Pas grand-chose, déclara le lieutenant du prévôt avec dépit, sinon que leur chef était boiteux, qu’il avait une main en bois, et qu’il logeait à la Tête Noire, rue de la Bûcherie. On y enverra le guet.

— Il n’y sera plus ! remarqua Cassandre, en haussant les épaules.

— Sans doute, répliqua Poulain, avec indifférence.

Sans trop savoir pourquoi, il n’avait pas envie de lui en dire plus. Cette femme qui maniait si habilement l’épée et qui était capable de tuer un homme en lui lançant un couteau le troublait et l’inquiétait à la fois.

— A-t-il dit pourquoi ils ont commis cette agression ?

— D’après M. Poulain, ce sont les mêmes qui ont occis mon père, intervint Olivier, toujours accablé. Après l’avoir tué, ils s’en sont pris à moi.

— Et si vous vous trompiez ? Si c’était après moi qu’ils en avaient ? suggéra-t-elle, après un silence.

— Vous ? Mais pourquoi ? s’étonna Poulain.

Le Bègue et la servante avaient arrêté leur nettoyage et écoutaient.

— Mon père est riche, ce ne serait pas la première fois qu’on tenterait d’obtenir de notre famille une rançon.

— Est-ce déjà arrivé ? demanda Nicolas Poulain avec une ombre de scepticisme.

— À mon oncle, oui. On a enlevé ma cousine, il y a quelques années, inventa-t-elle. C’est à cause de cela que j’ai appris l’escrime et à manier le couteau.

— Mais, avez-vous remarqué quelque chose depuis que vous êtes à Paris ? demanda Olivier tandis que Poulain considérait Cassandre dans un mélange d’incrédulité et de surprise.

Cette fille n’est pas celle qu’elle prétend ! jugeait le lieutenant du prévôt.

— Avec François, nous avons remarqué près de notre hôtellerie des hommes qui nous regardaient étrangement.

— Ceux qui nous ont agressés ce soir ? demanda Poulain, brusquement intéressé.

— Je ne sais pas… Je ne crois pas, répondit-elle en se mordant les lèvres.

Décidément, elle n’était pas faite pour le mensonge, se dit-elle.

— Vous ne rentrerez pas à votre hôtellerie ce soir ! décida Olivier. Il y a quatre chambres dans cette maison. Le Bègue s’installera dans celle-ci, M. de Cubsac partagera son lit avec M. Caudebec à l’étage et vous aurez la dernière chambre.

Elle parut hésiter une seconde.

— Ce ne serait pas correct…

— Pourquoi ? Vous serez à côté de votre cousin, et ma servante s’occupera de vous. Vous serez aussi bien qu’au Fer à Cheval.

Elle ne répondit pas tout de suite avant de dire :

— Si M. Caudebec est d’accord… Je ne le vois pas… est-il parti avec M. de Cubsac ?

— Oui, ils ne devraient pas tarder à revenir avec le guet.

Justement, on tambourina à la porte. Les deux hommes descendirent, non sans s’être saisis chacun d’une épée. Dans la cuisine, Olivier alla chercher la lanterne qu’on utilisait pour sortir le soir et alluma la chandelle de suif de mouton à une flammèche de la cheminée.

On tambourinait toujours et ils entendirent :

— C’est M. de Cubsac, monsieur Hauteville ! Ouvrez-nous, on est avec le guet !

Poulain écarta le volet d’une des meurtrières et regarda dehors. Il distingua vaguement plusieurs hommes dans l’ombre, et Cubsac qui tenait une lanterne.

— Ce sont bien eux, dit-il, en tirant le verrou de la herse et en la levant comme il avait vu faire Olivier.

Ils entrèrent. Le guet était constitué de huit archers et d’un huissier à verge qu’ils firent passer dans la cuisine.

Les cinq cadavres des truands étaient allongés à même le sol. En revanche, le concierge était sur la table et on l’avait couvert d’un drap. Cubsac et Caudebec avaient déjà tout raconté et les gens du guet étaient venus avec une charrette à bras. Ils chargèrent les corps des brigands, et l’huissier expliqua à Olivier qu’un commissaire ou un exempt passerait le lendemain pour l’interroger. Poulain lui dit alors qui il était, et où il habitait.

Ils repartirent. Entre-temps, Cassandre était descendue et s’était discrètement entretenue avec Caudebec. Olivier retourna près d’eux après le départ du guet et renouvela son invitation que Caudebec accepta.

Désormais le calme était complètement revenu. La chambre était nettoyée et Poulain décida de rentrer chez lui avec son épouse. Cubsac et Caudebec les raccompagnèrent en les éclairant avec une lanterne.

Pendant ce temps, Perrine et sa tante avaient préparé les lits et Cassandre put s’installer dans la chambre au-dessus de celle d’Olivier, une pièce très simplement meublée. Outre le lit, il y avait une table couverte d’une épaisse nappe brodée sur laquelle étaient déposées une cuvette en étain et une cruche d’eau. Il y avait aussi un miroir dans un cadre de bois et un bahut couvert de cuir bouilli, avec un linge pour la toilette. Dans la ruelle du lit était rangée une chaise percée.

La servante donna à Cassandre un corps de nuit, un bonnet et un manteau de nuit appartenant à la gouvernante d’Olivier, puis elle lui expliqua, en allumant une bougie et avec un petit sourire narquois, que cette chambre était l’ancienne chambre de son maître. Elle avait remarqué les regards échangés entre les deux jeunes gens et, malgré les violences qu’elle avait subies, elle avait maintenant envie d’être la confidente de ce qu’elle pensait être une histoire d’amour.

À l’idée qu’elle allait dormir dans le lit d’Olivier, Cassandre ressentit un profond trouble. Elle se coucha. Le sommeil ne venant pas, elle resta longtemps abîmée dans ses pensées. Elle s’était introduite par fraude et mensonge dans cette maison et elle en ressentait une profonde honte. Mais ce qui la torturait, c’est qu’elle n’arrivait pas à distinguer dans ce qui la faisait agir si c’était son désir de rester auprès d’Olivier, ou seulement le besoin de lui faire connaître Salvancy, pour qu’il force le receveur à lui remettre les précieuses quittances.

Ne pouvant comprendre si elle était guidée par son cœur ou par le calcul, elle s’endormit en pensant finalement à son père et à son retour prochain dans le Midi.

Elle fut réveillée le lendemain par les cris et les fracas de la rue. Les cloches sonnaient à la volée. La lumière entrait faiblement par les petits carreaux en losange de la fenêtre, donc il faisait jour. Ce devait être tierce et elle se souvint qu’on était dimanche. C’était aussi le début du carême.

Il faisait froid.

Elle se leva, ôta son manteau de nuit puis serra sa brassière et passa son corset. Elle avait gardé son caleçon sur elle. Elle enfila ensuite ses bas-de-chausses et ouvrit la porte pour appeler Perrine.

Celle-ci arriva aussitôt de la cuisine et l’aida à serrer son corset et à nouer sa robe et son corps de robe. Quand elle fut entièrement habillée, elle demanda à la servante de la coiffer.

Après quoi, elle se lava les mains et s’humecta les yeux. À cette occasion elle découvrit une tache de sang sur sa robe que la servante essaya en vain d’enlever. Perrine alla ensuite ouvrir la fenêtre. Il pleuvait. Cassandre s’approcha. Elle vit en bas une charrette à bras sur laquelle Caudebec et Cubsac chargeaient un corps enveloppé dans un linceul. Ce devait être le pauvre concierge assassiné.

Elle chaussa ses souliers et descendit dans la cuisine. De l’escalier montaient une bonne odeur de soupe et une douce chaleur.

Elle trouva Olivier assis à la grande table, parlant avec son commis. Ils se levèrent en la voyant entrer. La cuisinière lui proposa de la soupe, des confitures et du pain de Gonesse tout chaud acheté dans la rue. Elle accepta avec plaisir tant elle avait faim. Le Bègue les salua alors et expliqua qu’il allait travailler. Il avait compris qu’il devait les laisser seuls.

Les deux jeunes gens échangèrent d’abord quelques banalités, puis Cassandre demanda :

— Que faites-vous ce matin, Olivier ?

— Je vais à la messe, c’est carême, puis il faudra que je m’occupe des obsèques de mon concierge. Après quoi je reviendrai ici, car un commissaire viendra certainement m’interroger. Et vous, m’accompagnez-vous à l’office ou irez-vous assister à la messe avec votre tante ?

— J’irai sans doute voir ma tante, répondit-elle évasivement.

— Combien de temps allez-vous rester à Paris ?

— Je ne sais pas, un mois tout au plus.

— Vous savez que vous pouvez rester ici, vous y serez bien mieux qu’à l’auberge.

Elle lui sourit sans répondre.

— Je serai dans ma chambre, dit-il en se levant. J’aimerais que nous parlions de ce qui s’est passé hier soir avant que je ne parte pour l’église.

Elle opina sans dire un mot.

Quand elle eut fini de manger, elle se leva, monta à l’étage et alla gratter à la chambre du jeune homme. Elle avait pris sa décision. Visiblement, il l’attendait. Très prévenant, il la fit asseoir sur un fauteuil, tandis qu’il prenait place sur une escabelle.

— Je souhaitais vous parler de ces truands, mademoiselle. M. Poulain pense qu’ils ont été envoyés par la même personne qui a fait tuer mon père.

— Cela me paraît évident, dit-elle. Votre père et vous devez partager quelque secret qu’ils ne veulent pas que vous révéliez.

— Ce secret est bien simple, fit-il dans un soupir. Je vérifie les tailles d’Île-de-France, c’est déjà ce que mon père faisait. Il y a une grande entreprise de fraude et l’on m’a demandé de trouver les coupables. Ceux qui se sont attaqués à nous veulent tout simplement m’empêcher de découvrir la manière dont ils s’y prennent.

— Savez-vous de qui il s’agit ?

— Je crois le savoir, dit-il après une hésitation.

— Alors il devrait être facile de découvrir la fraude…

— Non. Je devine qui est le commanditaire, mais j’ignore la façon dont il procède.

Elle digéra sa réponse qui n’était pas ce qu’elle attendait. Qu’avait-il découvert ?

— Et ce commanditaire, qui est-il ?

— Il fait partie d’une confrérie à laquelle on avait demandé à mon père de participer. Je souhaitais aussi les rejoindre. Ces membres veulent sauver Paris de l’hérésie et désirent un autre roi.

Elle eut un sourire étonné et interrogatif.

— Ils se nomment la sainte union et ont rejoint la Ligue de M. de Guise. Je partageais leurs idées, Cassandre, j’approuvais leurs aspirations, car notre roi est un bougre qui écrase le peuple d’impôts pour enrichir ses mignons. Il est prêt à donner son royaume à un hérétique auquel cas nous autres, bons chrétiens craignant Dieu, serons tous damnés. Pourtant, bien que notre famille soit de tout cœur avec eux, ils ont occis mon père, ma gouvernante, et ils voulaient recommencer !

Il prononça ces derniers mots presque en criant.

— Peut-être vos croyances n’étaient-elles pas bonnes, Olivier, dit-elle tristement.

Il la regarda sans comprendre, mais elle resta impassible, comme sculptée dans de la pierre.

— Pouvez-vous m’accompagner à la messe à Saint-Merry ? En priant près de vous, peut-être Dieu m’aidera-t-il, lui demanda-t-il.

— Je ne peux le faire, Olivier. J’ai à vous parler, moi aussi, dit-elle d’une voix morne.

Elle se tut un instant tandis qu’il la regardait, à la fois désemparé et interrogatif.

— Je suis de la religion réformée, lâcha-t-elle.

Un silence écrasant tomba entre eux. En vérité, la rue étant de plus en plus bruyante, ils eurent seulement l’impression que c’était du silence tant Olivier était stupéfait. Au bout d’un long moment, il se leva lourdement et fit deux pas jusqu’à son lit où il s’assit, la tête entre les mains. Tout tournait autour de lui.

— J’avais six ans lors de la Saint-Barthélemy, poursuivit-elle, comme pour se justifier. Mes parents ont été assassinés pour leur religion. C’est pour cela que j’ai appris à me défendre… Et pour pouvoir les venger…

— Votre père n’est pas procureur au présidial d’Angers ?

— Non, c’est mon oncle. C’est lui qui m’a élevée. Il m’a sauvée du massacre, mentit-elle.

Dehors, les cloches se remirent à sonner. Leur clameur raviva les abominables souvenirs de ce jour funeste et il ne sut que répondre. Il se leva finalement, revint vers elle et tomba à genoux à ses pieds. Ils avaient tous les deux perdu leur père, songeait-il. Tués par les mêmes fanatiques catholiques, et ils brûlaient de les venger. Ils se ressemblaient ! À cette idée, il ressentit un immense émoi, il lui prit les mains, et elle le laissa faire.

Mais son regard était indifférent quand elle lui dit :

— Nous honorons le même Dieu, Olivier, mais il ne nous unira jamais.

Les rapines du Duc de Guise
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